Le pépiement d'une mésange fut le premier son qu'il entendit
de cette nouvelle journée. Et le sautillement d'un moineau qui
parcourait son corps, depuis ses pieds jusqu'à sa barbe, la première
sensation qu'il perçut. Lan Caihe percevait à travers
ses paupières le chatoiement des premiers rayons de soleil du
jour tous justes filtrés par les feuilles du tilleul qui l'abritait.
Il se redressa, s'assit normalement sur le banc qui lui avait servi
de lit et observa la quiétude du parc. L'activité animale
était déjà frénétique et le ballet
des insectes et des oiseaux, l'ondulation des branches et des feuilles
sous l'effet de la brise matinale lui donnaient le tournis.
Après avoir fouillé dans son sac à la recherche
d'un semblant de petit-déjeuner, Lan Caihe avait tenté
en vain de trouver un programme pour cette journée. Or, il lui
avait été impossible de s'arrêter sur une idée
quelconque, son esprit vide et son corps las refusant de se soumettre
à toute pensée rationnelle. Il restait ainsi, assis pesamment,
absent au monde et à lui-même.
C'est alors qu'un homme, troublant le va et vient des passereaux, s'approcha
de son banc. Après l'avoir observé quelques secondes,
sûrement pour s'assurer qu'il ne représentait aucune menace,
il s'immobilisa, droit, les genoux légèrement pliés,
les bras le long du corps. L'inconnu resta dans cette position un long
moment, le visage tourné vers le soleil. Il semblait prendre
plaisir au contact des rayons sur sa peau et donnait même l'impression
de vouloir se gorger de lumière matinale. Bête et bossu
sur son banc, Lan Caihe le regardait un peu comme s'il fixait son écran
de télévision ou d'ordinateur. Mais, pour la première
fois depuis qu'il avait emménagé dans ce parc il sentit
son esprit tendre vers quelque chose. Certes il était encore
loin de pouvoir former une pensée rationnelle mais sa conscience
semblait s'agiter sous le linceul de brume qui l'avait englouti quelques
jours auparavant.
L'homme bougea enfin, ou plutôt il bougea sans fin. Aucun de ses
mouvements ne semblait devoir s'arrêter et chaque ondulation du
bras, chaque mouvement des jambes étaient à la fois le
commencement et l'accomplissement de quelque chose. Ses bras poussaient-ils
vers l'avant qu'ils se retiraient aussitôt tel le ressac. Se tournait-il
dans une direction qu'aussitôt il pivotait pour faire face au
côté opposé. Fluide toujours, et lent, plus lent
même que le cerveau de Lan Caihe. Le bruissement de la vie animale
contrastait par son agitation : l'échelle de temps de cet homme
semblait plus être géologique qu'organique.
L'enchaînement prit fin et l'homme s'immobilisa, retrouvant sa
position de départ, comme si rien ne s'était passé
et comme si tout allait recommencer. Après avoir jeté
un dernier coup d'il en direction du banc il s'éloigna
d'un pas souple et décidé. Lan Caihe restait abasourdi
et continuait à fixer l'endroit où avait eu lieu cet étrange
spectacle. Son esprit était toujours désespérément
apathique mais il eut l'impression qu'une étincelle avait jailli,
troublant le chaos indéterminé de sa cervelle.
Lan Caihe n'était pas un véritable idiot. La part civilisée
de son être savait par exemple que ce à quoi il venait
d'assister était un enchaînement de Tai Chi Chuan. Il avait
fréquemment vu des pratiquants matinaux s'y adonner dans les
parcs. Il savait qu'il en avait déjà entendu parler à
la télévision ou dans les journaux. Mais il n'était
pas capable de se souvenir de tout cela. Lan Caihe avait tout simplement
disjoncté et c'était bien la seule chose qui le concernait
dont il se souvint. Il était auparavant un travailleur actif
aux grandes responsabilités et croyait que sa carrière
et son aisance matérielle lui assureraient le bonheur. Ce n'est
que le jour où il apprit coup sur coup le décès
de sa mère, son licenciement et le cambriolage de son appartement
que son ancienne vie prit fin. Déjà passablement surmenés,
son corps et son esprit décidèrent d'un commun accord
de s'octroyer une veille prolongée et de laisser tomber Lan Caihe.
Ce nom lui avait été donné par une vieille femme
chinoise qui le lendemain de son implosion l'avait baptisé ainsi
en le découvrant étendu sur son banc, empestant l'alcool
et ne portant plus qu'une chaussure. Depuis ce jour il n'avait pas quitté
l'ombre de son tilleul et l'inconfort de son banc sauf pour de brèves
excursions au supermarché du coin où il achetait de quoi
se nourrir.
La journée avançait et notre ami en perdition n'avait
toujours pas esquissé le moindre geste. Mais, le temps passant,
une activité plus intense de seconde en seconde agitait son esprit.
Sur la toile blanche que constituaient ses pensées, les gestes
de l'homme matinal s'étaient imprimés d'une manière
indélébile. Il pouvait faire défiler l'enchaînement
des mouvements, les mettre sur pause où même choisir de
les visualiser depuis un moment précis. Cette vision l'habitait
tellement qu'un désir se fit jour : il voulut se lever et imiter
les gestes qu'il avait si bien mémorisés. Il hésita
quelques minutes encore et lutta contre cette part en nous qui nous
pousse à l'inaction alors même que nous devons accomplir
quelque chose d'important.
Il se leva, se tint immobile comme l'avait fait l'homme auparavant et
commença lui aussi à bouger. Mais il allait trop vite
et ses gestes étaient maladroits. Il reprit depuis le début
plusieurs fois mais rien n'y faisait, ses mouvements précipités
le menaient à chaque fois au déséquilibre et il
ressentit bientôt une telle rage qu'il dut retourner s'asseoir.
Il sanglotait ainsi qu'un enfant qu'on corrige en public et qui se sent
humilié. Par dépit, il s'allongea sur son banc et s'endormit
alors même que l'après-midi venait de commencer. Il souhaitait
ainsi gommer sa frustration et fuir la sensation d'étrangeté
envers son propre corps et sa propre personne que son impossibilité
à contrôler ses membres venait de faire émerger.
Il lui semblait que cet amas de chair indocile ne lui appartenait pas.
Le lendemain et les jours qui suivirent Lan Caihe s'acharna à
dompter ses bras et ses jambes désobéissants et malhabiles.
La lenteur était tout d'abord une chose toute nouvelle pour lui.
Il se rendit compte qu'il n'avait peut-être jamais fait quoi que
ce soit sans précipitation lors de son existence précédente.
Se mouvoir lentement déclenchait en lui une intense frustration.
Mais la chose la plus désagréable était ce vague
bruissement mental qui réapparaissait depuis qu'il essayait de
pratiquer le Tai Chi Chuan. Le silence de ces derniers jours faisait
place à un incessant ballet de pensées et alors qu'il
essayait de se concentrer sur ses gestes il était en permanence
sollicité par ce qui se passait dans sa tête.
Si plusieurs fois, ce maelström mental le força à
écourter ses séances d'entraînement, il finit par
en prendre son parti. Il ne chercha plus à le combattre et prit
l'habitude de l'écouter. Il se rendit alors compte que son ancien
moi ressurgissait et avec lui son cortège de peurs et de frustrations.
Il se jugeait en permanence. Si son bras droit était en retard
sur le gauche il se traitait alors de roi des imbéciles. S'il
se trompait en changeant de direction il s'affligeait et devenait inconsolable
au point de devoir se rasseoir sur son banc et d'attendre que cela cesse.
Mais Lan Caihe avait eu la chance de passer les jours précédents
dans un état de stase mentale et il avait ainsi assez de recul
pour comprendre que toutes ces pensées n'étaient pas fondées.
Avec un peu d'entraînement il parvint à s'en dissocier
ce qui lui permit de compléter la forme d'une seule traite moins
de deux semaines après ses débuts. La joie qu'il ressentit
alors fut tellement grande qu'il se demanda s'il avait connu un aussi
grand bonheur auparavant.
Lan Caihe revit plusieurs fois l'homme qui lui avait enseigné
à ses dépens la forme du Tai Chi Chuan. Il l'observait
toujours très discrètement en feignant d'être assoupi
sur son banc. Il comprit que la mémorisation des mouvements n'était
qu'un premier pas. L'inconnu, par exemple, exécutait la forme
sans que jamais il ne parût essoufflé. Lan Caihe, quant
à lui, respirait tellement bruyamment que déjà
plusieurs passants lui avaient proposé d'appeler les secours.
Il s'acharna à résoudre ce problème pendant plusieurs
jours. Plus il se contraignait à respirer silencieusement et
plus il suffoquait et se trouvait à bout de souffle.
Mais
il eut un déclic en observant des enfants jouer dans le parc.
Se souciaient-ils de contrôler leur respiration ? Non, et pourtant
ils pouvaient jouer toute une après-midi sans être cramoisis
comme il l'était au bout de cinq minutes. Et les moineaux qui
se posaient sur son banc après avoir volé, devaient-ils
reprendre leur souffle avant de repartir ? Non, leurs mouvements étaient
toujours naturels et fluides. Il se résolut donc à ne
plus chercher à contrôler ses flux d'air et devint beaucoup
plus endurant. Sa surprise fut grande quand il comprit qu'il progresserait
mieux en ne cherchant pas à être efficace à tout
prix. Bien que cette vérité lui fit peur au début
il finit par l'accepter et décida d'en faire un principe fondamental.
La position de son dos était une autre source de préoccupations.
Celui de l'inconnu était parfaitement droit et sa tête
semblait suspendue à un fil alors que son bassin paraissait pendre
au bout de sa colonne vertébrale. Quels que soient ses mouvements
il conservait son axe et Lan Caihe eut l'intuition que c'était
cette rectitude qui donnait une impression de puissance à chacun
de ses gestes. Notre apprenti décida donc de se concentrer particulièrement
sur ce point pendant qu'il exécutait la forme. Mais il comprit
bien vite qu'il venait d'ouvrir une nouvelle boîte de Pandore
dont les flots de frustration et d'amertume l'inondèrent bientôt.
S'il essayait de tirer sur son crâne pour le garder dans le prolongement
de sa colonne vertébrale l'inconfort était tel qu'il devait
se résoudre à mettre de côté ce point. Il
tentait alors de rectifier la position de son bassin tantôt en
se cambrant exagérément, ce qui lui donnait une allure
ridicule, tantôt en l'envoyant vers l'avant ce qui provoquait
l'hilarité des passants. Il dut bien souvent s'asseoir sur son
banc afin de ne pas se laisser dominer par le mélange toxique
de frustration et de colère qui l'envahissait alors.
Ses déboires avec ses problèmes de souffle lui revenant
en mémoire il se résolut à chercher une solution
en observant ce qui l'entourait. Il eut un premier indice à la
vue du tronc du tilleul qui lui servait d'abri. Celui-ci était
droit et élancé et donnait une impression de pesanteur
qui avait toujours stupéfié Lan Caihe. Il eut l'intuition
qu'il devait rendre son poids véritable à chacune des
parties de son corps et laisser la gravité s'exercer sur son
dos afin de s'arrimer au sol comme l'arbre. Cette force naturelle saurait
bien mieux le corriger que les stupides contractions qu'il imposait
à ses muscles. Il devait l'imiter en se créant des racines
profondes et stables afin de porter haut et avec légèreté
la cime de son corps.
L'observation de la cascade d'eau du parc lui permit d'accomplir de
nouveaux progrès. Le liquide, après avoir dévalé
une petite pente, se précipitait dans un bassin avec tant de
puissance qu'il créait un gros bouillonnement. Lorsque le vent
soufflait, le flux était légèrement dévié
mais continuait à s'écouler avec la même force pour
toujours reprendre sa position initiale. Lan Caihe comprit qu'en visualisant
cet écoulement et en cherchant à le reproduire avec sa
colonne vertébrale il trouverait une solution à ses problèmes.
Il décida donc de devenir un arbre imposant et droit mais de
permettre une fine circulation le long de son dos afin de garder une
capacité d'adaptation dans ses postures. Et, croyez-le ou non,
en plus de lui permettre de faire d'immenses progrès il en vint
à développer une empathie pour les arbres qu'il considéra
dès lors comme ses égaux.
De plus, un autre principe vint s'ajouter au précédent.
Il comprit que la meilleure position de son bassin n'était ni
trop en avant, ni trop en arrière. Et que sa colonne vertébrale
ne devait être ni trop rigide ni trop avachie. La position correcte
était donc un juste milieu et elle ne s'obtenait que par le relâchement
et l'acceptation des forces qui jouaient avec son corps. Cette idée
de ne plus résister mais de s'adapter tout en maintenant son
intégrité lui procura un tel bien-être qu'il résolut
de l'appliquer à tous les éléments de son existence.
Lan Caihe persévéra de nombreux jours encore dans son
approfondissement des principes qu'il avait découvert. Son exécution
de la forme se faisait plus précise et plus intense à
mesure que son esprit se tenait coi et que les différentes parties
de son corps se coordonnaient. Les mouvements de ses bras devenaient
la manifestation des pivots ou des inclinaisons de son tronc. Celui-ci
était lui-même mis en action par ses jambes et les pressions
qu'elles exerçaient dans le sol. Il soupçonnait qu'il
avait encore à découvrir quel était le moteur véritable
de ses gestes. Il lui semblait qu'en continuant à pratiquer il
remonterait, peut-être, à la source même de toute
action.
Peu à peu son existence précédente et le cortège
de drames qui l'avaient anéanti revenaient à sa mémoire.
Même si les événements les plus douloureux l'affectaient
encore, il était devenu incapable de comprendre l'individu qu'il
avait été auparavant. L'existence terne qu'il avait menée
jusqu'alors lui paraissait totalement insignifiante. Il avait passé
des heures assis face à un écran que ce soit pour travailler
ou pour se divertir. Maintenant qu'il passait toute son existence dans
un parc il s'aperçut qu'il était plus intéressant
d'observer le jeu d'ombre que le feuillage de son tilleul projetait
sur le sol en fin d'après-midi, ou d'écouter le bruit
de l'eau bouillonnante de la fontaine d'à côté.
Son imagination se développait et bientôt ses rêves
se firent plus doux et agréables, ils se peuplèrent d'animaux
et d'arbres gigantesques.
Il était aussi devenu complètement allergique au stress.
Ce qui avait été le moteur de son existence professionnelle
le plongeait dans des états d'angoisse terribles. Une simple
altercation dans le parc ou un ordre donné trop sèchement
par un parent à son enfant pouvaient être source de souffrance.
Il savait que plus jamais il ne pourrait accepter de rompre l'harmonie
subtile qu'il était en train de découvrir. La lenteur
lui allait bien et il lui était inconcevable que ce ne fut pas
le cas pour les autres êtres humains.
Le dernier déclic qui s'opéra fut le plus important et
le plus soudain. Alors qu'il approchait la fin d'un enchaînement
qu'il jugeait particulièrement gratifiant, il ressentit une sensation
d'abandon qui le terrifia. Pendant quelques instants ses pensées
se turent totalement pour la première fois depuis le début
de son entraînement. Il percevait chaque mouvement articulaire
et avait l'impression d'entendre ses jointures grincer à chaque
geste. Une décharge d'électricité lui parcourut
la colonne vertébrale de haut en bas et une détente profonde
s'en suivit. Enfin, après une série de brefs spasmes,
ses muscles se détendirent si totalement qu'il eut l'impression
de sentir ses os. Et ceux-ci n'étaient plus seulement des objets
solides et rigides mais des canalisations remplies d'eau sous pression
qui s'adaptaient à chacun de ses mouvements.
Terrifié
par ce flux de sensations inconnues il s'interrompit et s'assit sur
son banc. Il ne comprenait pas ce qui s'était passé et
ses pensées s'affolaient. Peut-être avait-il trop forcé
? Ou, son esprit ne s'égarait-il pas ? Il décida de s'endormir
immédiatement afin d'effacer cette journée et la sensation
d'épouvante qui le possédait.
Il lui fut impossible de pratiquer plusieurs jours durant. Avant même
de pouvoir se lever de son banc l'angoisse de voir ces phénomènes
se reproduire le reprenait. Lorsqu'enfin il trouva le courage d'accomplir
une forme entière rien ne se produisit. Il était perplexe.
Il lui fallut encore laisser passer quelques nuits avant de trouver
la volonté d'analyser ce qui lui était arrivé.
Tout
d'abord il comprit qu'il ne s'agissait que de sensations physiques inconnues
et que son effroi était disproportionné. Ensuite, alors
qu'il se remémorait ces instants il s'aperçut que c'était
son esprit qui s'était affolé et que cette détente
soudaine lui avait procuré du bien-être et même une
certaine volupté. Plus que la peur, c'est la culpabilité
qui l'avait paralysé. Il se rendit compte qu'il venait de passer
un sas qui le séparerait définitivement de son ancienne
existence. Il choisit d'accepter le tourbillon de sensations positives
qui s'étaient présentées à lui.
Lan Caihe pratiqua de plus belle et avec un peu d'habitude apprit à
accepter tout ce qui se passait en lui. Et, petit à petit, il
s'aperçut que des changements se produisaient dans la perception
qu'il avait de son être mais aussi des personnes qui l'entouraient.
Comme avec les arbres auparavant, ses yeux se décillèrent
et il vit les personnes qui l'entouraient dans leur globalité
et dans leur complexité.
Lan Caihe avait fini d'enterrer l'homme maladif et inquiet qu'il était
auparavant. Il s'en rendit compte et un jour se leva de son banc pour
ne plus jamais s'y rasseoir.
2014