Engagée
dans un projet de « jeune » monitrice (répétiteur)
en tai chi chuan, je saisis ce mémoire comme une opportunité,
une invitation pour conduire une démarche réflexive sur
ma pratique de cet art martial depuis une quinzaine dannées,
et établir des liens stimulants avec mes pratiques artistiques
du chant choral et du théâtre.
Je choisis LA REPETITION comme axe dexploration sur mes pratiques.
La Répétition - du mot repoussoir
Le mot répétition est longtemps resté pour moi un
mot repoussoir. Très chargé de ce temps scolaire où
à force de répétitions je pouvais répondre
à un devoir et obtenir la moyenne. Un mot sans aucun sens, trop
souvent précédé du « il faut », générant
chez moi une attitude soit passive, soit rebelle, envers une tâche
imposée par quelquun dautre avec son lot de contraintes.
Un mot briseur délan car reçu, alors que je me sens
pleine dallant, comme une claque, un renvoi dans un temps de dépendance
tant affective quintellectuelle, un jugement.
La transmission du style Wudang repose sur un corpus de savoirs codifiés
et répertoriés ainsi « les Tui shou » ou «poussée
des mains », les « Tao Lu » ou « lenchainement
des mains ou forme à mains nues, les « San Shou » ou
applications martiales, les armes et pour les avancés ayant «
franchi la porte », les Nei gung. Cest ce corpus qui structure
les séances de travail collectives, les cours.
Après la démonstration de lenseignant, lapprentissage
passe par la répétition, soit seule, soit en binôme,
selon les mouvements en cours détude.
Si en théâtre et en chant choral, la répétition
est la base de tout projet de spectacle, traditionnellement admise, elle
na pas ce caractère austère que jai éprouvé
dans lapprentissage du tai chi chuan. En effet les répétitions
théâtre et chant choral sont collectives et dirigées
par un metteur en scène ou un chef de choeur. De plus dans un cadre
amateur, elles revêtent une dimension de retrouvailles, déchanges
autour dun projet commun bien inscrit dans un calendrier.
Ainsi le terme « Répète » des séances
de Tai chi ne sonne pas de la même manière que le terme «
on reprend » des répétitions de théâtre
ou chant choral.
Jai observé comment la situation de répétition
en tai chi chuan réactivait des comportements anciens, scolaires,
du type montrer au professeur un fort investissement mais qui, je le constate,
ne me faisait pas avancer dans la connaissance de cet art et de ces différentes
dimensions. Jétais comme figée dans une obéissance
à un ordre. Pire même dans un excès dobéissance
à un ordre ! Un vouloir faire très bien du premier coup
! En fait « je gaspillai Gong Fu (temps et énergie) et poussait
de gros soupirs » pour plagier la fin de la chanson des Treize Tactiques
citée dans les classiques du Tai Chi Chuan.
Jai fait le constat suivant, soit jarrête, soit jinvestis
ce mot dune autre manière. Je me suis interrogée sur
mon but dans cet apprentissage. Je suis restée sans réponse.
Mais javais la certitude quen changeant mon approche de la
répétition, quelque chose se manifesterait comme étant
lobjet de ma présence au cours de tai chi chuan.
Si inlassables mes professeurs me disent « répète
» cest quil y a quelque chose à trouver. Quelque
chose que je ne vois pas. Mais que je peux voir et que je peux atteindre
par la répétition.
La pratique du tai chi chuan a non seulement balayé peu à
peu cette vision repoussoir de la répétition mais elle est
venue en nourrir une nouvelle approche et un sens actif dans toutes mes
différentes pratiques artistiques.
La Répétition, - vers un cheminement et un trésor
dans le sens de créer des conditions dexpériences
et en collecter des observations et des savoirs.
Jai rapproché le mot « Répétition »
dautres mots souvent employés par mes professeurs mais qui
très longtemps sont restés « lettre morte »
sans écoute de ma part. « Observer », « ouvrir
les yeux », « expérimenter ».
Dans chacune de ces situations dapprentissage, le professeur, le
chef de choeur ou le metteur en scène, organise la répétition
avec un cadre de travail balisé, cest à dire incluant
des propositions, des règles et des contraintes. Leur but ? Faire
que les élèves sapproprient des mouvements, des textes,
des mélodies en cours détude.
Investir la répétition a signifié, dans un premier
temps, prendre des notes du cours et répéter chez moi, seule,
certains exercices. Cela a signifié aussi de mimposer une
régularité de la répétition, gagné
peu à peu la répétition quotidienne. Pas forcément
de longues heures sur un seul jour puis rien pendant une semaine ou plus.
Non. Cela reste une bataille avec moi-même pour inscrire la répétition
dans une répétition quotidienne entre une demi heure ou
une heure. Ce qui est modeste et parfois difficile à tenir.
Les
fruits de la répétition se sont peu à peu manifestés.
Ce qui était difficile devenait facile. Les mouvements impossibles
à mémoriser, je les ai mémorisés. Les gros
soupirs, lair ronchon ou les dents serrées reculent pour
laisser place à des attitudes plus souples, moins tendues, plus
à lécoute. Je repars des séances ou sors de
mes répétitions quotidiennes, remplie dune énergie
neuve et dune volonté dobserver et dexpérimenter.
Les obstacles se sont évanouis ou bien se sont transformés
en appuis, en racines permettant de complexifier les règles, les
observations, les expériences.
Mais ces acquis demandent, pour sinstaller dans mon domicile intérieur,
la répétition encore et toujours. Sinon, ils sen vont
hors de ma portée. Ce constat devient un quasi indicateur de mon
travail ! Du temps donné ou non à la répétition.
Je relis un mail très ancien, 13/12/2006 écrit par mon professeur
Dominique Robin « Le premier temps, lessentiel, cest
lobservation » nous invitant, les élèves, à
garder les yeux bien ouverts au cours de la pratique. Elle ajoutait, jouant
sur les sonorités des mots en anglais « wide open »
(largement ouverts), préférer lexpression anglaise
« Wild open » (sauvagement ouverts) qui exprime plus intensément,
limportance daiguiser son sens de lobservation, essentiel
à létude et à toute progression.
La
Répétition et mon domicile intérieur
Jéprouve la nécessité de faire le détour
pour décrire comment jorganise mes temps de répétition.
Cela a exigé beaucoup de temps, defforts pour arriver à
définir les objets à répéter. Et comment les
répéter pour ne pas faire fausse route.
Et que signifie « Wild open » dans une répétition
: quelles méthodes, quelles observations, quels objets dobservation,
quelles luttes entre mes émotions et mes intentions ?
« Wild open » pourrait signifier briser ma cage intérieure.
Ouvrir. Libérer.
Je prends deux pratiques, le chant choral et le tai chi chuan lesquelles,
lune comme lautre, exigent de sinscrire dans le temps,
le tempo, le rythme, le timing. Et aussi lune comme lautre
demandent un corps éduqué disponible pour pratiquer.
Dans le chant, nous parlons du tempo. Le chant choral nexiste pas
ou plutôt ne chante pas si je ne respecte pas son tempo cest-à-dire
son alternance de sons et de silence, pensée et voulue par le compositeur.
En montrant une application martiale, mon professeur parle du «
timing », « avoir le bon timing » pour exécuter
une défense suivie dune attaque sans risque dessuyer
un contre. Chaque application demande une répétition pour
éduquer notre sens du timing.
Si je prends lobjectif dapprendre une mélodie dans
mes répétitions, cela ne signifie pas quau sortir
dun certain nombre dheures de travail personnel, je «
dois » savoir chanter la mélodie. Ce chemin est trop périlleux
pour moi car inadapté à mes capacités présentes.
Apprendre une mélodie, cest définir des objectifs
précis et réalisables par moi, sans directive ni regard
externe pour corriger, sous ma seule conduite. Je citerai, par exemple,
celui dapprendre les paroles, les étudier, les situer dans
une époque. Ou celui de répéter en boucle la prosodie
avec un métronome. Lire avec le métronome la prosodie des
autres voix, observer leurs relations avec la prosodie de mon pupitre.
Repérer les difficultés de prononciation, de rythme, les
thèmes musicaux qui reviennent etc. Avancer dans une première
sensation du tempo ce qui ouvre la voie à des répétitions
aux objectifs plus complexes.
En procédant ainsi, jenracine en moi les bases de la mélodie
et jélague les obstacles à ma portée. Je me
rends disponible pour le déchiffrage musical, puis linterprétation
sous la conduite dun chef de choeur. Je transforme mon domicile
intérieur et crée ainsi les conditions dun échange
à venir avec les autres choristes, le chef de choeur et bientôt,
le public.
Quant à la répétition du travail vocal, elle rejoint
celle du tai chi chuan. Elles sont lune et lautre très
complexes à élaborer dans le sens où elles travaillent
la relation entre ma structure ou mon instrument, et une action que je
fais ici et maintenant dans le temps de répétition personnelle.
Pour ne pas faire fausse route, il est nécessaire de suivre une
guidance, les conseils donnés en cours. En fait les cours de tai
chi chuan prennent ici un sens nouveau pour moi, dynamique, exploratoire.
Je construis mes temps de répétition en reprenant des exercices
vus en cours, une technique, une posture etc. Comment le mouvement démarre,
où sinscrit son point de départ dans le corps, quelle
intention il développe ? En les faisant jessaie de sentir
comment la technique se réalise en moi, par moi. Ce qui bouge ou
pas, peut faire mal ou faire du bien. Ce qui ne va pas, mes limites. Est-ce-que
je suis détendue, ou trop volontaire, dans les émotions
ou le calme intérieur, la respiration bien adaptée ou non
au geste ? Comment je mappuie sur mes sens, louïe, la
vue, le toucher lodorat, le goût, la proprioception ? Comment
je cherche ainsi à ouvrir mes sens tout à la fois vers lintérieur
et vers lextérieur ?
Dans ce type de répétition où les approches, interne
et externe du mouvement, se conjuguent, la résistance à
la Répétition revient comme du chiendent. Elle se niche
dans la répétition elle-même dans un excès
de répéter avec des contraintes non pertinentes par rapport
à lapprentissage. Ou des observations perturbées par
des émotions ou des jugements négatifs. Et mon domicile
intérieur serait-il à nouveau une cage ?
Par exemple analyser une technique pour lintégrer est important.
Décomposer le mouvement par phase pertinente, tel quune parade
suivie du contre, participe à une bonne répétition.
Mais la tentation de trop décomposer le mouvement, de sarrêter
pour vérifier si, masque autre chose quil est nécessaire
didentifier dans la répétition. Décomposer
un mouvement à lexcès conduit à en perdre le
sens, à une vraie décomposition, à une inertie du
corps et de la pensée. Cest un vertige.
La répétition « un Cinabre » disponible pour
chacun, du débutant au plus avancé
Jen viens à faire une analogie entre la répétition
et un « cinabre » comme lieu « champ de raffinement
des énergies les plus grossières aux plus subtiles »
selon la définition donnée par Philippe LINGEE dans son
cours « Energétique chinoise » février 2016.
Aujourdhui, je ressens mieux ma structure, mon axe, je me tiens
mieux sur mes jambes. Tout cela nest pas que physique. Il sagit
dun dialogue éclairé par la pratique de soi à
soi. Mieux sentir un mouvement cest admettre ce quil mest
possible de faire aujourdhui tout en essayant chaque jour de «
grignoter » mes limites.
Jexpérimente aussi que la répétition donne
du bien être, de la joie. Elle ouvre mon imaginaire et stimule mon
désir de chanter, de jouer, de participer à des créations.
En tai chi chuan, Je travaille pour embellir ma forme à mains nues,
développer un mouvement lié, vivant comme une respiration
qui ne sarrête pas, entièrement au service de lintention
du mouvement.
En théâtre, la représentation devant public est considérée
par les acteurs comme une répétition. En effet il ny
a pas de point darrivée, de modèle à atteindre.
Il y a la répétition comme tentative renouvelée et
singulière, dans lici et maintenant, de donner corps à
un texte et de rendre sensible à tous les présents, le vivant
qui circule invisible entre lencre et les blancs de la page, la
salle et le plateau, les acteurs et le public, la cage de nos conditions
et le « Wild open » de nos imaginaires.
Pour
conclure
Je démarre un cours sur un terrain dont jai obtenu laccès
gracieux par lOPAC de Paris. Je le nomme « terrain aux marronniers
». Cest un terrain qui dégage une étrangeté
: situé au pied dune tour parmi trois groupes densembles
sociaux de lEst parisien, dans une zone à forte densité
de population, il est toujours vide, jamais personne. Pourtant il est
très joli entouré de ses 10 marronniers.
Il dégage un « esprit flottant ». Quest-ce-que
jentends par là ? Le terme « flottant » est un
emprunt au titre du livre «Lacteur flottant » dans lequel
YOSHI OIDA livre son expérience dacteur et ses répétitions.
Son but : être un « acteur flottant ».
Dans ce livre, je vois un acteur qui se soumet à des répétitions
dans un but précis, un acteur qui aiguise son esprit, sa volonté
et les charge dobjectifs et dintentions. Et dans le même
temps je vois un acteur qui cherche un esprit vivant sans vouloir, disponible,
sensible à ce qui est là, à ce qui bouge et se transforme.
Les deux ensemble me paraissant impossibles et pourtant désirables
et nécessaires à une pratique artistique, à la vie.
Je pense que cest cette image, en fait image du Yin et du Yang avec
ses caractéristiques opposés, complémentaires,
interdépendants et sengendrant mutuellement - si difficile
à appréhender, qui ma conduite à cette expression
« Esprit flottant ». Sans parvenir à me souvenir si
YOSHI OIDA la écrite. Le passage de lexpression «
acteur flottant à « Esprit flottant » me trouble. Sans
plaisanter je vais relire ce livre.
Pour conclure la conclusion (je ne pratique pas lanaphore) Je vous
livre ce bref récit.
Un enfant « acteur flottant »
Mon père venait dacheter sa première voiture, une
« deux chevaux » camionnette, toute adaptée pour accueillir
mes soeurs et moi : 4 petits hublots sur les cotés de la carrosserie
plus deux hublots à larrière, un sur chaque porte,
et, à lintérieur, deux petits bancs fixés pour
nous asseoir. Jétais sur le banc arrière.
Lorsque nous fûmes tous montés et installés, les portes
bien fermées, je vis une mouche dans la voiture. Je lobserve.
Démarrage, marche arrière, la mouche volète sans
problème. La voiture roule et je ne cesse de demander la vitesse
du compteur, 60, 80 90. Dehors les arbres filent à vive allure
dans lautre sens de notre course. Mais la mouche, elle, volète
comme si la voiture ne roulait pas, stationnait. Que, ni moi ni mes soeurs,
ni mes parents, nallions nous heurter à la porte arrière,
étant assis, faisant en somme partie du corps de la voiture, je
le comprenais. Mais la mouche, elle, est dans lair, séparée
de la carrosserie, aucun contact. Et elle volète, ne sécrase
pas contre le hublot arrière. Plus étonnant même,
elle remonte de larrière de la voiture vers lavant,
va en tout sens.
Jai compris, plus tard en étudiant, que notre deux chevaux
et tout ce quelle contenait y compris lair invisible, était
un monde clos qui se mouvait avec son propre temps interne, relatif à
lui même, dans un monde plus vaste lui même se mouvant dans
un autre temps relatif.
11
mai 2016
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